Philippe Mary.
« Je suis, en revanche, totalement incapable de dresser le portrait-robot du criminel. On peut, dans les grandes lignes, établir un portrait-robot du détenu. Mais dresser le portrait-robot du délinquant à Bruxelles, ou ailleurs en Belgique, nécessiterait d’avoir des renseignements sur la situation familiale, socio-économique… En criminologie, on a l’habitude de dire que les gens ont la délinquance qu’ils peuvent : un chômeur, par exemple, aura plus de difficulté de frauder le fisc que de voler. Autre élément : il est clair qu’il y a des populations davantage ciblées par la police, avec pour conséquence que le nombre d’arrestations et d’infractions constatées augmente. On va me rétorquer que c’est un discours angélique qui nie une certaine réalité dans l’implication de certaines personnes d’origine étrangère dans la criminalité. Mais d’après les chercheurs qui s’occupent de la question de l’origine ethnique dans la délinquance, ce critère est sous-déterminant par rapport à un critère d’appartenance socio-économique. »
Armand De Decker.
« Je vais répondre à la question au départ de l‘expérience de la zone de police Uccle-Watermael-Boitsfort-Auderghem, que j‘ai présidée pendant trois ans et qui, a priori, ne semble pas être une des zones les plus difficiles de Bruxelles. Ce que l’on y constate, c‘est une diminution de la criminalité, sur les trois dernières années, de 8 % – sur Uccle : de 20 %. Par contre, sur les deux dernières années (2008-2009), on constate un doublement des attaques à main armée : + 97 % exactement. Et dans les autres zones, on me dit que c‘est la même chose. »
Peut-on dresser un portrait-robot de celui qui passe à l’acte ?
Armand De Decker.
« Il est généralement Belge, d‘origine étrangère et plutôt jeune – en général ça tourne autour de 17-20 ans. Ce n‘était pas le cas vendredi, mais beaucoup sont récidivistes. »
Faut-il renforcer le dispositif policier ?
Armand De Decker.
« Dans ma zone de police, l‘effectif est complet. Maintenant, les policiers sont souvent détournés de leur tâche, notamment parce que, sur l‘heure, ils doivent partir à la prison de Saint-Gilles pour relayer les gardiens qui ont débrayé sans préavis. Mais bon, globalement, j’ai un corps de police efficace et une présence policière importante, à laquelle s‘ajoutent des caméras de surveillance et, prochainement, un dispositif de “ télé-police ” entrera en fonction à destination des commerçants. Tout cela permet souvent d‘élucider des affaires et de trouver les auteurs mais n‘empêche pas les faits dans leur immédiateté. Par rapport à l‘augmentation des faits graves, la police fédérale a une section anti-banditisme efficace, ce qui, sauf exception, n‘existe pas au niveau de la police zonale. Je vais en créer une, avec des policiers qui seront formés et équipés de manière spécifique – je ne vais pas entrer dans les détails – et qui, surtout, vont faire de la recherche d‘informations permanente sur les cas de violence potentiels. »
Quid du travail de prévention en amont ?
Armand De Decker.
« On en fait et il faut en faire. Mais la prévention n‘a pas beaucoup d‘effets lorsque le sentiment d‘impunité est total chez certains… »
Philippe Mary.
« Si on s’en tient au cambriolage et au car-jacking d’Uccle, il faut rappeler que les auteurs ont été très rapidement arrêtés. Pour le reste, les études, réalisées aux Etats-Unis dans les années 70 et 80, montrent que la présence policière n’a qu’une incidence très, très limitée sur la commission des faits, au sens où la probabilité que des policiers soient présents à l’endroit et au moment où les faits se commettent est infime. Et si les patrouilles pédestres ont un impact plus important que les patrouilles automobiles, ce n’est pas en termes de dissuasion ou sur le sentiment d’insécurité ressenti par la population, mais sur l’image de la police. En matière de politique criminelle, le monde politique – ce n’est pas nouveau – réagit essentiellement aux faits-divers. Et depuis quinze ans, le débat sur la police de proximité est très régulièrement relancé dans les mêmes termes. Mais s’il s’agit de mettre plus de policiers dans la rue, jusqu’où va-t-on aller ? Va-t-on poster un policier devant chaque bijouterie ? À chaque feu rouge ? »
La Justice est-elle trop laxiste avec les délinquants ?
Armand De Decker.
« Le problème, c’est le sentiment d’impunité que connaissent certains. Et pour lutter contre ce sentiment d’impunité, la seule méthode qui fonctionne, c’est celle que Rudolph Giuliani (ex-maire de New York, NDLR) a utilisée, qui n’est pas la “tolérance zéro ” – parce que ça, je n’y crois pas – mais la riposte immédiate et proportionnelle à tout fait. Et surtout l’application des peines, dès la première et même la plus petite. Dès qu’un gamin commet un délit, il faut qu’il ressente immédiatement la réponse de la société et que l’autorité lui soit rappelée. »
Cela demande des moyens…
Armand De Decker.
« Cela nécessite des IPPJ (Institutions publiques de Protection de la Jeunesse) ou peut-être des maisons d’un autre ordre… Il faudrait au moins cent places pour Bruxelles ; si les places “ en province ” ne suffisent pas, il faudra en créer un à Bruxelles. Car les fortes têtes doivent mesurer qu’il y a plus fort qu’elles. Or, aujourd’hui, dans ma zone, 95 % des mineurs qui font l’objet d’une mise à disposition du Parquet et d’un éventuel juge de la jeunesse sont libérés dans les vingt-quatre heures, même lorsqu’ils sont multirécidivistes. Cette absence de réaction de l’autorité leur permet de “ monter en gradation ”… Même en étant adulte, en Belgique, quelqu’un qui est condamné à une peine de trois ans a neuf chances sur dix de ne pas faire un jour de prison, si ce n’est la “ préventive ” éventuelle. »
Pourtant, des spécialistes affirment que la prison n’est pas dissuasive : qu’elle est, au contraire, une école de la délinquance plus dure…
Armand De Decker.
« Eh bien, je ne le crois pas. Que l’on ait aujourd’hui des prisons du XIXe siècle est probablement très dommage ; qu’à cause du manque de prisons, on connaisse une surpopulation carcérale, c’est inacceptable : il faut respecter les droits de l’homme dans les prisons, comme il faut y donner un boulot à ceux qui y sont. Mais l’important n’en demeure pas moins la privation de liberté. C’est une sanction qui est comprise et qui est crainte. »
Philippe Mary.
« On raconte souvent l’histoire du policier qui n’est pas encore rentré au commissariat que la personne qu’il a déférée au parquet est de retour dans le quartier. Mais on ne peut pas mettre tout le monde en prison. Et le fait qu’une personne ne soit pas privée de sa liberté ne signifie nullement que le parquet n’a pris aucune décision. Je peux comprendre le sentiment des policiers. S’ils étaient avertis des décisions du parquet, ils auraient une idée plus précise du résultat de leurs actions.
Cela dit, le discours sur le laxisme de la justice me semble étonnant, surtout si l’on s’en tient aux types de faits semblables à ceux qui se sont produits à Uccle. Le nombre de détentions préventives ne cesse d’augmenter. Cela signifie qu’on arrête des gens et on les met en prison. Par ailleurs, la durée moyenne des détentions préventives est de plus en plus longue. Au niveau des condamnations, le constat est identique. Ce sont d’ailleurs les deux facteurs d’explication de la surpopulation carcérale. Depuis la fin des années 80, on observe une proportion de plus en plus grande des longues peines (selon les études, au-delà de trois ou de cinq ans). On peut très difficilement considérer que la justice réagit à ce type de faits de manière laxiste. Que du contraire. »
Philippe Mary
Directeur du Centre de recherches criminologiques de l’ULB
Armand De Decker
Bourgmestre d’Uccle et président du Sénat (MR)